4

 

 

Il se souvenait d’elle ? D’où ? Son nom ne lui évoquait absolument rien, ce qui lui semblait curieux. Son monde n’était pas peuplé de motards, alors elle était certaine qu’elle se souviendrait d’en avoir rencontré un.

— Feenie Malone, dit-elle en serrant sa main tendue.

Elle était large et chaude, et elle retira la sienne presque instantanément.

La serveuse apparut, avec un sourire coquet qu’elle n’affichait pas deux minutes avant, Feenie en était certaine.

— Salut, Marco, dit-elle. J’t’apporte que’que chose ?

Il rendit son sourire à la fille, et Feenie réalisa son erreur. Il n’était toujours pas superbe, mais il ne semblait plus tout droit sorti de la série Le Rebelle.

— Juste un Coca, répondit-il avec un clin d’œil.

Ce fut tout. Trois mots, et la serveuse faillit s’évanouir. Quand elle disparut, Feenie s’appuya contre son dossier et croisa les bras.

— C’est assez impressionnant, mais vous ne pensez pas qu’elle est un peu jeune pour vous ?

Il sourit de nouveau, et Feenie se força à ne pas réagir comme la serveuse. C’était difficile. Le type avait des dents superbes, et il y avait quelque chose d’indéniablement sexy dans sa chevelure hirsute.

— Je n’ai toujours aucune idée de qui vous êtes.

Faute de mieux, elle but une gorgée de son Coca light. Le liquide glacé rafraîchit sa gorge et calma légèrement ses nerfs tandis qu’elle attendait une explication.

— Je suis l’officier de police qui est venu chez vous il y a quelques années. Vous tiriez sur des statuettes, il me semble.

Le jour où Josh avait déménagé. Ou, plus précisément, le jour où elle avait jeté toutes ses affaires par la fenêtre de leur chambre et dévasté ses trophées avec son .22. Elle se rappela l’officier poli et soigné qui était entré dans sa cuisine pour boire une limonade. Si on ajoutait quelques centimètres de cheveux et du cuir noir, c’était bien le même type.

— Vous avez l’air différent, dit-elle en prenant sa fourchette et reportant son attention sur l’assiette de tamales.

Elle ne voulait pas avoir l’air embarrassée.

— Je ne savais pas qu’on laissait les flics s’habiller comme ça.

— Je suis en infiltration, on peut dire. Alors, comment va votre mari ? Comment il s’appelait, déjà ? Jeff quelque chose ? Z’avez réglé vos affaires ?

— Il s’appelle Josh, et ce n’est plus mon mari. Alors non, on n’a pas réglé nos affaires.

— Désolé de l’apprendre, dit-il d’un ton affable.

Il n’avait pas l’air désolé. En réalité, il avait l’air content de lui. Et quelque chose dans son regard lui envoyait des petites piqûres de chaleur à travers tout le corps. Était-il en train de flirter avec elle ?

La serveuse revint avec son Coca, et Feenie demanda l’addition. Elle n’avait pas vraiment envie de ressasser le deuxième pire jour de sa vie avec un étranger hirsute.

— C’était sympa de bavarder avec vous, officier Juarez, mais je dois retourner au travail.

Elle sortit le billet de vingt de son sac, le posa sur la note et glissa au bas de son siège.

— Attendez, dit-il en faisant violemment claquer sa main sur la sienne.

Il la sonda des yeux et elle retira sa main.

— Qu’est-ce que vous voulez, officier Juarez ?

Il souriait désormais, et son air sérieux se dissipa. Il se pencha en arrière et passa un bras autour du siège.

— Je pensais juste que je pourrais vous offrir mon aide, c’est tout. J’ai entendu dire que vous cherchiez des renseignements sur Rico Martinez.

Elle tenta de dissimuler sa stupeur.

— Où est-ce que vous avez entendu ça ?

Il haussa les épaules.

— La rumeur circule. Je peux vous aider à obtenir des informations sur lui si vous voulez.

— Et pourquoi feriez-vous ça ?

Ses lèvres se retroussèrent légèrement.

— Je me sens désolé pour vous.

Elle ne répondit pas et il haussa de nouveau les épaules.

— Comme vous voudrez. J’ai juste pensé que je pourrais vous éviter la paperasse, mais si vous ne voulez pas de mon aide…

— Je n’ai pas dit que je n’en voulais pas.

N’ayant pas la moindre source interne nulle part, elle avait besoin de toute l’aide qu’on voulait bien lui offrir. L’officier Juarez serait son premier contact.

— OK, alors, reprit-il. Pourquoi vous ne commenceriez pas par m’expliquer ce que vous cherchez, que je voie ce que je peux trouver ?

Feenie hésita. Elle ne savait pas si elle pouvait faire confiance à cet homme, mais elle n’avait pas grand-chose à perdre. Elle avait lu tout ce sur quoi elle avait pu mettre la main au sujet de Rico Martinez, mais les articles de journaux qui parlaient de lui avaient séché après son procès six mois plus tôt, le procès du Corpus Christi pour lequel Rico – un mécanicien à mi-temps – avait réussi, d’une manière ou d’une autre, à engager l’un des avocats les plus chers de San Antonio. Alors, est-ce que ça n’était pas intéressant, ça ? Et comme si ça ne suffisait pas, le juge avait commodément rejeté toutes les charges contre lui quand l’avocat avait soutenu que la fouille de l’appartement de son client n’était pas réglementaire.

— Très bien, dit-elle. J’essaie de découvrir si Martinez n’a pas eu des problèmes récemment.

Il tendit la main pour s’emparer d’une autre chips.

— Vous avez une raison de penser que c’est le cas ?

Elle hésita de nouveau. Elle ne voulait pas trop en dévoiler, et elle ne voulait certainement pas confier à la police ses soupçons à propos de son ex-mari. Non pas qu’elle se sentait obligée de protéger Josh – les ennuis dans lesquels il s’était fourré n’étaient que de son fait – mais elle ne voulait pas se mettre elle-même dans l’embarras en lançant des rumeurs infondées sur un membre d’une des familles les plus éminentes de Mayfield. Son ex-beau-père était un maniaque qui voulait tout régenter, et Feenie savait pertinemment qu’il n’hésiterait pas à la poursuivre si elle mettait la pagaille dans la réputation de la famille. Là où les Garland étaient impliqués, elle devait avancer avec précaution – ils avaient des relations partout dans la communauté juridique de Mayfield et du pays tout entier.

— Aucune raison en particulier, répondit-elle. Je suis simplement tombée sur quelque chose de louche, et je me suis dit qu’il y avait peut-être un article à faire.

— Vous voulez bien me donner des précisions, là-dessus ?

— Pas vraiment.

Il la regarda, mais son expression était indéchiffrable.

— Vous savez que Martinez est dangereux, dit-il. Il est violent, il a la gâchette facile et il n’est pas si intelligent que ça. Il n’aimerait pas découvrir qu’une jeune journaliste avide pose des questions sur lui.

— D’une certaine manière, je doute que Martinez soit abonné à la Gazette, répliqua-t-elle.

Wow. Est-ce qu’il pensait vraiment qu’elle faisait jeune ?

— Ce n’est probablement pas un lecteur assidu, reprit l’officier Juarez, mais il serait susceptible de découvrir qu’il fait l’objet d’un papier avec votre signature à la fin.

— S’il a assez d’ennuis pour mériter un article, alors il a autre chose à craindre qu’une mauvaise publicité.

Il pencha la tête sur le côté.

— Même si rien ne sort dans le journal, les gens parlent. Martinez a des relations. Vous êtes sûre de vouloir vous plonger là-dedans ?

Elle essaya de sembler insouciante, mais une crainte commençait à sourdre au creux de son estomac.

— Oui.

— D’accord. Je vais essayer de jeter un coup d’œil à son casier judiciaire. Voir s’il s’est passé quelque chose récemment. Tant que j’y suis, vous voulez que je consulte d’autres noms ?

Feenie eut la vague impression qu’on essayait de lui soutirer des informations. Elle se rappela le deuxième homme sur la photo, mais elle ne connaissait pas son identité. Elle secoua la tête.

Il se pencha en avant et posa les coudes sur la table.

— Je peux faire autre chose pour vous ?

Il parlait à voix basse désormais, et ce n’était pas son imagination – l’officier Juarez était réellement en train de flirter.

Feenie rougit.

— Non. Merci.

— Comment je peux vous contacter ?

De toutes les manières que vous voulez.

Il leva les sourcils et, pendant un instant mortifiant, elle crut avoir parlé à voix haute.

Seigneur, il lui fallait un rencard. Elle tira un bout de papier de son sac et griffonna son nom et son numéro. Depuis quand n’avait-elle pas donné son nom et son numéro à un homme ? Bill Clinton devait encore être président.

— J’ai perdu mes cartes de visite, mentit-elle. Voilà où vous pouvez me joindre à la Gazette. Le numéro de chez moi est en dessous. J’apprécie votre aide, officier Juarez.

Il sembla vaguement amusé.

— Appelez-moi Juarez.

— OK, Juarez. Merci pour votre aide.

 

À la minute où elle s’installa derrière le compartiment cloisonné qui lui servait de bureau le lendemain matin, Drew passa par là.

— Hé, Drew, je peux te parler une minute ?

Il se retourna et elle baissa légèrement la voix.

— Tu as toujours l’impression de l’autre nuit ? La photo que j’ai prise ?

— Bien sûr, répondit-il en pénétrant dans son carré. J’ai pas eu le temps de bosser sur le deuxième type, encore. Mais je ne suis pas très optimiste pour trouver son identité.

Feenie jeta un regard autour d’eux, personne ne semblait les espionner. Mais bien sûr, dans une salle de rédaction, on ne pouvait jamais en être certain.

— Ça t’embête que je les regarde de nouveau ? demanda-t-elle.

— Pas de problème. Passe au labo. Hé, et il y a des kollaches[5] en salle de pause.

Le moral de Feenie remonta immédiatement. Avec sa cuisine désormais inaccessible, son dîner de la veille au soir s’était résumé à une barre de Granola et une boisson sans alcool. Elle alla se chercher une pâtisserie et s’arrêta au bureau de Drew, où il avait discrètement laissé une enveloppe pour elle. Elle retourna à son compartiment en songeant que sa journée commençait bien.

— Malone ! Ramenez vos fesses ici !

Elle se figea, la pâtisserie pleine de crème à mi-chemin de sa bouche. Elle reconnut le ton de la voix de son rédacteur, mais n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle avait fait pour le mériter.

— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-elle à l’assistante de Grimes, assise juste devant son bureau, dans un compartiment voisin de celui de Feenie.

— Aucune idée, répondit Darla en haussant les épaules.

À part répondre au téléphone et traiter les salaires, le boulot de Darla consistait à connaître tous les derniers potins au sein de la Gazette. Le fait qu’elle ne sache pas ce que lui voulait Grimes n’était pas bon signe.

Feenie déposa son petit-déjeuner et l’enveloppe sur le bureau qu’elle partageait avec un autre rédacteur à mi-temps. Puis elle redressa les épaules et pénétra dans l’antre du lion.

— Oui, monsieur Grimes ?

Il se tenait debout derrière son bureau, les bras croisés. Il portait son habituelle cravate de chez Men’s Wearhouse, et ses cheveux poivre et sel auraient bien eu besoin d’un coup de peigne. Coureur passionné, Grimes affichait un bronzage perpétuel et avait évité la bedaine que la plupart des hommes de cinquante ans prenaient habituellement. Il était même séduisant, en réalité, si l’on passait outre la présentation.

— Fermez la porte, gronda-t-il.

Feenie obéit et prit place avec calme dans le siège face à son bureau. Avec sa nature exigeante et ses accès de colère occasionnels, Grimes lui faisait penser à son père. Le meilleur moyen de traiter avec lui était d’harmoniser sa colère avec tranquillité.

— Quelque chose ne va pas, monsieur ?

— Tu m’étonnes que quelque chose ne va pas !

Il leva la main vers sa poche de poitrine et en sortit ce qui aurait a priori dû être un paquet de Winston. Mais, quand il découvrit qu’il tenait une boîte de Nicorette, il se renfrogna et la jeta sur son bureau.

— Je viens de raccrocher avec McAllister.

Quel pouvait bien être le rapport avec elle ? À moins que… peut-être que les contacts de McAllister à la police lui avaient parlé de sa petite recherche. Son rédacteur en chef ne l’y avait pas autorisée. Elle n’y avait pas travaillé pendant ses heures de travail, certes, mais elle s’était servie de sa carte de presse pour que les gens croient qu’elle récoltait des informations pour le journal. Son estomac se noua et elle pria pour ne pas se faire virer.

— McAllister est sur l’île de Cozumel avec une nouvelle copine. Il a décidé de prolonger ses vacances de plongée d’une semaine.

Grimes reprit le paquet de Nicorette et se débattit avec l’ouverture.

— Je virerais son cul d’ici si je pouvais, mais il a de meilleures relations que n’importe qui dans cette feuille de chou, et malheureusement, c’est un putain de bon journaliste.

Grimes fourra un chewing-gum dans sa bouche et sembla se calmer.

— Félicitations, Malone. Vous venez d’être promue au secteur de la police.

La mâchoire de Feenie tomba.

— Vous voulez que je couvre la police ?

— C’est ce que je viens de dire, non ? Ce n’est que temporaire, mais si ça marche, je pense qu’on pourra vous trouver quelque chose à plein temps quand McAllister reviendra. En attendant, je veux que vous doubliez vos heures pour nous donner quelque chose à mettre dans la colonne des actus.

Elle n’arrivait pas à croire sa chance. Son salaire allait monter, et elle aurait une raison légitime pour fouiner autour du commissariat.

— Merci ! lança-t-elle avec effusion. Vous ne le regretterez pas !

— J’espère bien, répondit Grimes en se laissant retomber dans son fauteuil. Vos écrits ont fait du chemin depuis que vous avez commencé ici, mais vous n’avez toujours aucune expérience quand il s’agit de traiter avec des informateurs. Vérifiez le registre tous les jours, faites un compte rendu de quelques crimes. Si vous trouvez du lourd, faites-le-moi savoir le plus vite possible pour que je puisse le donner à quelqu’un d’autre.

Aïe.

— OK, pas de problème.

— Contentez-vous d’assurer la permanence, d’accord ? Quand McAllister reviendra, on vous transférera aux articles de fond ou quelque chose.

— Merci, monsieur, répondit Feenie en se levant.

Elle s’imaginait déjà à quoi aller ressembler son salaire si elle doublait ses heures. Et un salaire à plein temps… la simple perspective la fit sourire.

— Eh, Malone ! appela-t-il alors qu’elle se dirigeait vers la porte. Laissez tomber les tailleurs roses, d’accord ? Les flics vous laisseront pas passer la journée si vous vous pointez habillée comme ça.

Feenie baissa les yeux sur sa veste en soie couleur pêche, et le pantalon assorti. Il fallait bien qu’elle cache ses bleus, sinon, elle n’aurait jamais porté ça. Mais même les commentaires vestimentaires de Grimes ne pouvaient ternir son humeur à ce moment précis.

Elle lui adressa un sourire radieux.

— Merci du conseil.

 

Feenie était assise sur le sol de son salon, encerclée par des factures et des avis de relances, quand Cecelia fit irruption dans la maison sans frapper.

— Hé, qu’est-ce qui se passe ? demanda Feenie en remarquant le pack de six de Corona et le sachet en papier brun qu’elle tenait dans ses bras.

— Qu’est-ce qui se passe ? répéta Cecelia. Tu as sauté notre déjeuner pour la première fois depuis… et tu me demandes ce qui se passe ?

Elle déposa les bières sur la table basse et tendit le sac à Feenie.

— Toi, qu’est-ce que tu as ?

— Je suis désolée pour le déjeuner, mais je n’ai rien pu faire. Grimes ma confié une mission, et j’étais tellement occupée toute la journée que j’ai à peine eu le temps de souffler.

Cecelia jeta un œil à la ronde.

— C’est quoi, tout ça ?

— Je fais les comptes. J’ai une pile entière de factures.

Feenie tira une bière du pack. Cecelia tendit le bras et l’ouvrit avec le décapsuleur attaché à son porte-clés.

— Merci.

Feenie but une longue gorgée et posa ensuite la bouteille fraîche contre son cou. En rentrant du travail, elle s’était changée et avait passé un marcel et un short en jean découpé, mais elle avait toujours trop chaud. Elle voulait réduire sa consommation d’électricité et avait coupé le courant alternatif.

Cecelia baissa les yeux sur tous les papiers éparpillés par terre, l’air inquiet.

— Qu’est-ce qui se passe, Feenie ? Est-ce que tu as des problèmes financiers ? Si tu as besoin d’argent…

— Non, j’en ai pas besoin.

Feenie aurait préféré mourir que demander un prêt à sa meilleure amie.

Cecelia et Robert rencontraient des problèmes de fertilité, et ils économisaient au cas où ils finiraient par avoir besoin d’un traitement coûteux pour que Cecelia tombe enceinte.

— Je croyais que tu t’en sortais mieux depuis que tu avais une locataire, dit Cecelia.

— C’est le cas.

Cecelia pinça les lèvres, manifestement pas convaincue.

— Elle paie combien de loyer ?

Feenie marmonna un chiffre, et Cecelia écarquilla les yeux.

— Feenie ! C’est presque rien ! Tu pourrais aussi bien la laisser vivre ici pour rien ! Je t’en prie, dis-moi que tu lui fais payer les charges.

Feenie roula des yeux.

— Lâche-moi, Celie. Elle a un revenu fixe. Et elle est vieille. Elle a des traitements qui coûtent cher…

Elle vit à son expression que Cecelia la prenait pour un vrai pigeon.

— Laisse tomber, d’accord ? Je n’ai pas de problèmes d’argent.

Cecelia croisa les bras sur sa poitrine.

— OK, alors qu’est-ce qu’il y a ? Tu m’évites, depuis l’histoire du hangar à bateaux, tu es obsédée par Josh et, si je ne me trompe pas, tu as un chêne sur le toit de ta cuisine.

— C’est un pacanier.

— Tu ne voudrais pas, par pitié, me dire ce qui se passe ?

Feenie retira les papiers étalés sur le canapé et les empila dans un dossier en plastique pour libérer de l’espace et pouvoir s’asseoir. Puis elle ouvrit le sachet brun et sourit.

— Tu m’as apporté des tamales ?

— Oui ! s’exclama Cecelia en s’effondrant sur le divan. Maintenant, crache le morceau.

— Il n’y a vraiment pas grand-chose à raconter. J’ai découvert quelques saletés intéressantes sur Josh, un arbre a traversé mon toit, et mon rédacteur en chef vient juste de me donner une promotion.

Feenie retira du sac une tamale enveloppée dans du papier.

— Merci pour le dîner, au fait. Mais Robert et toi, vous ne sortez pas, d’habitude, le vendredi ?

Cecelia accepta la tamale que lui tendit Feenie.

— C’est l’époque des impôts. Il est submergé de boulot. On peut revenir en arrière une seconde ? Qu’est-ce que tu as découvert sur Josh ?

Feenie lui donna une version abrégée de l’histoire de Rico Martinez. Cecelia fronça les sourcils quand elle évoqua le trafic de drogue, mais elle ne sembla pas véritablement choquée.

— Tu n’as pas l’air surprise, lui dit Feenie.

Cecelia haussa les épaules.

— Faut croire que je ne le suis pas. Rien de ce que fait Josh ne me surprend. Il t’a menti, il t’a trompée et il t’a volée sous ton nez. Pourquoi je devrais être surprise qu’il soit associé à un trafic de drogue ?

Feenie poussa un soupir.

— Eh bien, moi, j’étais surprise, et je pensais que je le connaissais mieux que personne.

Cecelia ouvrit à son tour une Corona.

— Ne le prends pas mal, Feen, mais tu as toujours eu des œillères quand il s’agissait de Josh. Tu aurais pu éviter tout ce mariage affligeant si tu avais fait plus attention à sa vie amoureuse « extrascolaire » quand vous n’en étiez encore qu’à sortir ensemble.

La vérité faisait mal, mais Feenie ne lui en voulait pas. Cecelia et elle avaient grandi ensemble, et elles avaient toujours fait preuve d’une farouche honnêteté l’une envers l’autre – plus comme des sœurs que des amies. Cecelia jouait ce rôle dans la vie de Feenie depuis le CM2, quand la grande sœur de Feenie, Rachel, avait été tuée dans un accident de voiture. Sa mère était morte le même jour, cet horrible après-midi où l’enfance de Feenie avait été stoppée net.

Cecelia, qui n’était qu’une gamine gauche de douze ans, avait aidé Feenie à traverser tant bien que mal la pire année de sa vie et, en retour, Feenie lui était d’une fidélité à toute épreuve. Leur amitié avait été cimentée il y a bien longtemps, et il faudrait plus que quelques mots durs pour la fissurer aujourd’hui.

De plus, Cecelia avait raison. Josh n’avait pratiquement aucun scrupule, un point que Cecelia n’avait cessé de souligner pendant des années. Elle avait toujours semblé immunisée contre les charmes de Josh.

Feenie aurait aimé pouvoir dire la même chose d’elle-même.

— Quoi qu’il en soit, dit Feenie, c’est ce que je cherche toujours. Mon nouveau boulot au journal devrait m’aider.

— Ouais, tu as parlé d’une promotion. Ils t’ont enfin donné le poste de chroniqueuse ?

Feenie sourit.

— Encore mieux. Je gère le secteur police. Et en même temps, je devrais pouvoir fouiner un peu et en apprendre plus sur cette histoire de drogue.

Cecelia reposa sa bière sur la table, laissant un cercle humide sur l’impayé de sa ligne téléphonique.

— Tu crois pas que tu devrais oublier tout ça ?

— En réalité… non. Je pense que Josh est plongé jusqu’au cou dans quelque chose, et je veux savoir quoi.

— Laisse la police s’en occuper, bon sang de bonsoir !

Feenie avala sa dernière bouchée de tamale et s’essuya les mains sur une serviette.

— Et s’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’il fait ?

Cecelia secoua la tête.

— Feenie, laisse tomber, d’accord ? Tu es obsédée. Ce mec ne t’a jamais rapporté que de la misère, et ça ne changera pas. En plus, pour une fois, ce n’est pas ton problème. Un jour, la chance de Josh tournera et il n’aura que ce qu’il mérite.

— Bon, et si je veux aider sa chance à tourner ? Et puis, si l’un des avocats les plus éminents de Mayfield trafique de la drogue, ça c’est de l’info ! Et je suis journaliste, tu te souviens ?

— Toutes tes chances de devenir une vraie journaliste vont s’évanouir si tu montes tout ça, dit Cecelia. Et tu ne peux pas écrire un article objectif sur ton ex-mari. Ça doit être le conflit d’intérêt le plus flagrant que j’ai jamais entendu.

Feenie avait longuement réfléchi à ce point en particulier.

— Moi, je ne peux pas écrire cet article, mais quelqu’un d’autre, si. Si cette affaire est aussi grosse que je le pense, rien que le fait de le présenter au rédacteur en chef m’assurera un poste permanent dans l’équipe d’actu. Et je peux pas laisser passer ça, Celie. J’ai besoin de ce boulot.

— Je pense toujours que c’est une mauvaise idée, dit Cecelia. Comment veux-tu faire avancer ta vie si tu passes ton temps à être obsédée par ton ex ? Ça ne t’intéresse pas deux secondes de sortir un peu et de voir les autres poissons qu’il y a dans la mer ?

La sonnette de la porte retentit, et Feenie se précipita pour aller répondre. Elle aurait accueilli n’importe quelle excuse pour interrompre le Discours des Poissons-dans-la-Mer, qu’elle entendait maintenant depuis près de deux ans.

L’excuse se tenait sur son perron en T-shirt, jean et lunettes noires – sans déchirure cette fois. Mais il ne s’était toujours pas rasé.

Feenie croisa les bras sur sa poitrine.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Juarez retira ses lunettes.

— Vous êtes toujours aussi accueillante ?

Elle ne savait pas vraiment pourquoi il la contrariait autant.

— Il me semblait vous avoir demandé de m’appeler.

— J’ai essayé, dit-il. Mais votre téléphone ne fonctionne pas.

Super. Son abonnement téléphonique avait été suspendu.

— Et comment vous saviez où j’habitais ?

Il s’appuya contre le montant de la porte et lui adressa un regard sinistre. Même voûté, il semblait toujours redoutable. Ce n’était pas tant sa taille, parce qu’il n’était pas particulièrement grand, mais il avait de larges épaules et une certaine… prestance.

— Je suis déjà venu, vous vous souvenez ?

Ses joues s’enflammèrent. Pourquoi continuait-il de lui rappeler cette histoire ? Il devait éprouver un plaisir tordu à l’embarrasser.

— Eh bien eh bien, dit Cecelia derrière elle. Je ne savais pas que tu attendais de la compagnie, Feenie.

— Je n’en attendais pas.

Cecelia tendit la main à Juarez.

— Cecelia Strickland. Je suis une vieille amie de Feenie.

Juarez lui adressa le même sourire qui avait transformé la serveuse en guimauve, la veille.

— Marco Juarez. Je suis un nouvel ami de Feenie.

— Excusez-moi, mais on ne s’est pas déjà vus quelque part ?

Cecelia pencha la tête sur le côté.

— Vous me dites vraiment quelque chose.

— Vous devez vous souvenir du trouble domestique de Feenie il y a environ deux ans. J’étais l’un des flics qui ont géré l’appel.

Elle ouvrit grand les yeux.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Elle se tourna vers Feenie.

— Eh bien, le monde est petit, n’est-ce pas ?

Feenie jeta un long regard mauvais à Cecelia. Elle savait que son amie était sur le point de faire une sortie.

— Eh bien, ravie de vous avoir revu, Marco, dit-elle à point nommé. Désolée Feenie, je ne peux pas rester, Robert et moi sortons ce soir.

— Mais…

Cecelia lui fit un clin d’œil.

— Je t’appelle demain.

Feenie abandonna l’idée d’essayer de retenir Cecelia. Elle avait manifestement classé Juarez comme poisson éligible. Feenie regarda avec irritation sa meilleure amie reculer dans l’allée. Elle était tellement occupée à faire des signes d’encouragement à Feenie, les pouces levés, qu’elle faillit emboutir le SUV de couleur sombre garé en diagonale dans la rue. Feenie leva les yeux au ciel.

Quand elle reporta de nouveau son attention sur Juarez, celui-ci lui souriait.

— Vous avez l’intention de m’inviter à entrer ?

— Vous réalisez que je ne vous connais même pas ? Pour autant que je sache, vous êtes une espèce de tueur en série qui se présente comme un flic en mission d’infiltration. Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais vous laisser entrer chez moi ?

— Parce que j’ai l’information que vous vouliez, répondit-il simplement. Et parce que vous pouvez me faire confiance.

Ses yeux devinrent sérieux quand il prononça la dernière phrase et, pour une raison obscure, ses réserves se dissipèrent. Elle était peut-être stupide, mais elle faisait effectivement confiance à l’officier Juarez. Et elle était très curieuse de savoir ce qu’il entendait par « information ».

 

Elle ouvrit plus grand la porte et l’invita à entrer d’un signe de tête. Préférant éviter qu’il voie la pagaille dans son salon, elle le guida dans la salle à manger, où il dut pencher la tête pour éviter le lustre suspendu au milieu de l’espace vide.

Il jeta des coups d’œil autour de lui, et fit une brève pause sur son décolleté avant de croiser son regard.

— Pas encore fini la déco ?

— Je suis minimaliste. Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

Il sourit légèrement.

— Direct au cœur du sujet. Ça me plaît.

Feenie croisa les bras et tenta de ne pas paraître mal à l’aise. La nuit était presque tombée et elle était seule dans une pièce sombre avec un étranger aux muscles énormes. Elle se sentait définitivement mal à l’aise.

— Votre pressentiment au sujet de Martinez était entièrement juste.

Sa voix était désormais totalement professionnelle.

— Il s’est donné du mal pour rester clean depuis son trafic. Il a été retenu à la frontière, récemment, et a failli se faire arrêter.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Des chiens policiers sont montés dans son véhicule. C’était une fourgonnette, apparemment, remplie de jouets en plastique. Deux agents l’ont fouillée de fond en comble, mais ils n’ont jamais trouvé la moindre contrebande. Ils ont essayé de faire parler Martinez et le conducteur du camion, mais ils n’ont jamais rien pu obtenir. Ils ont dû les laisser repartir.

— Alors s’il n’a pas été arrêté, comment vous êtes au courant de ça ?

Juarez haussa les épaules.

— J’ai des contacts. Certaines personnes gardent un œil sur Martinez. Ils pensent qu’il pourrait faire partie d’un truc énorme.

Wow. Ses instincts avaient vu juste, ou du moins pas totalement à côté.

Juarez jeta un coup d’œil vers le salon, par-dessus l’épaule de Feenie.

— Est-ce que ça sent les tamales ?

Elle réprima un soupir. Elle n’avait pas vraiment envie de l’inviter à manger un morceau, mais il était venu jusqu’ici pour lui transmettre des infos utiles. Si elle pouvait continuer à le faire parler, il pourrait lui en dire plus sur ses sources.

— Cecelia m’a apporté à manger, dit-elle. Il n’y a plus de tamales, mais je peux vous offrir une bière.

— Avec plaisir.

Juarez la suivit jusque dans le salon, où elle attrapa une bière et la lui tendit. La pièce était complètement saccagée, et elle eut honte de n’avoir pour meubles qu’un canapé et une table, tous deux jonchés de papiers. En plus des actifs en trésorerie, Josh avait obtenu presque tous les meubles dans le divorce, bien que seul Dieu sache pourquoi il les voulait tant, puisqu’il était retourné directement vivre chez ses parents. Il les avait certainement pris par pure méchanceté.

Mais l’absence de meubles – et de climatisation – ne sembla pas déconcerter Juarez. Il s’installa sur un accoudoir du canapé.

— Hé, vous n’auriez pas une rondelle de citron par hasard ?

Un citron ? Il ne lui était pas apparu comme le genre pointilleux-de-la-bière, mais elle le connaissait à peine.

— Je dois bien avoir ça. Une seconde.

Elle se dirigea vers la cuisine, où elle fut confrontée à une branche d’arbre brisée. Après l’avoir contournée, elle dénicha un décapsuleur dans un tiroir et trouva un citron dans le frigo. Elle en coupa une rondelle et alla retrouver Juarez, qui n’avait pas bougé de son accoudoir.

— Et voilà.

Elle fronça les yeux vers la bière en voyant qu’il avait déjà réussi à l’ouvrir, d’une façon ou d’une autre.

— J’ai trouvé autre chose qui devrait vous intéresser.

Il pressa le jus de citron dans sa bouteille et enfonça le reste du citron dans le goulot.

— Martinez s’est fait tirer dessus il n’y a pas longtemps. Quelque chose lié à un gang du Corpus. Depuis une voiture. Rico est blessé, mais un ami à lui est mort dans la fusillade.

— Il me semble que j’ai lu quelque chose là-dessus.

— Ouais, eh bien, vous n’avez certainement pas lu la suite. Ça n’a jamais été rendu public. La police a de bonnes pistes sur la personne qui a pressé la détente. Mais avant qu’ils aient pu épingler le suspect, il est mort dans une ruelle. D’abord frappé, puis abattu avec un pistolet. Quatre balles, à bout portant.

Aï-aïe-aïe.

— Vous pensez que c’est Martinez qui l’a tué ?

— Ça colle. Un meurtre comme ça, ça semble très personnel.

Il fronça les sourcils.

— Je vous l’ai dit dès le début, vous devez vous montrer très prudente. Martinez, c’est pas de la rigolade.

— J’apprécie.

Il vida sa bière d’un trait et la regarda, comme s’il attendait qu’elle dise quelque chose.

— Vous voulez pas me dire de quoi il s’agit ?

— De rien, vraiment. Comme je vous ai dit, je fais quelques recherches de fond pour un article.

— Un article sur Martinez, sur le trafic de drogue, sur quoi ?

Il semblait désormais résolu, et elle savait qu’elle ne devait pas en dire trop.

— Quelque chose comme ça.

Il se leva et s’approcha d’elle, le regard sombre. Feenie recula, mais il insista.

— Mettons une chose au clair, dit-il. L’information marche dans les deux sens. Je vais vous aider, mais je veux quelque chose en retour.

Elle leva les yeux vers lui et sentit son pouls s’accélérer. Quel genre de « chose » ?

— Heu, Juarez, je crois que vous avez mal compris…

— La prochaine fois que je vous verrai, je veux une meilleure explication quant à toutes les questions que vous posez. Pigé ?

Feenie se mordit la lèvre. Une explication. D’accord. Mais ça posait toujours problème. Elle avait été tellement excitée d’avoir une source qu’elle n’avait pas pensé à la contrepartie. Grimes avait raison – elle était totalement inexpérimentée.

— D’accord, dit-elle en espérant que sa voix ne paraisse pas aussi douce qu’elle en eut l’impression.

— Bien.

Il sourit de façon soudaine et lui tendit sa bière à moitié vide.

— On reste en contact. Merci pour la bière.

 

Juarez se glissa derrière le volant de son SUV et ouvrit le passeport qu’il avait pris dans la boîte de dossiers. Francis Malone Garland. Il avait de la chance. Le passeport datait de quatre ans, alors il comprendrait certainement plusieurs voyages avec son ex.

Son portable se mit à sonner.

— Juarez, dit-il en feuilletant les pages.

— Marco ? C’est toi ?

Peu importait le nombre de fois où il avait précisé qu’il s’agissait de son numéro de portable, sa mère semblait toujours surprise d’entendre sa voix à l’autre bout du fil.

— Ouais, maman. C’est moi.

Le passeport était bourré de tampons, la plupart du Mexique – Cozumel, Cabo San Lucas, Puerto Vallarta. Quelques-uns des Caraïbes. Ça ne lui en apprit pas beaucoup au premier coup d’œil, mais il allait devoir vérifier les dates et les comparer à ce qu’il avait sur Garland.

— Où es-tu, Marco ? Il est presque huit heures.

Presque huit heures… et que se passait-il à huit heures ?

— Kaitlin attend depuis presque une heure, poursuivit-elle. Tu as promis de l’emmener manger une glace, ce soir.

Merde. Comment avait-il pu oublier ? Il jeta le passeport sur le siège passager.

— Je suis en route, maman. Dis à Kaitlin que j’arrive.

— Tu ne peux plus l’emmener maintenant ! Il est presque l’heure d’aller au lit !

Il se représenta sa nièce en train d’attendre devant la porte d’entrée. Quel con !

— Demain, c’est samedi. Alors où est le problème si elle se lève un peu plus tard ?

— Marco…

La voix de sa mère portait cet accent familier de désapprobation.

— Je l’aurai ramenée avant neuf heures. Promis. Écoute, je suis presque arrivé chez toi.

Il mit le moteur en route et essaya de trouver le chemin le plus court pour arriver dans le quartier de sa mère. Ça lui prendrait au moins dix minutes, même s’il faisait le trajet à toute allure.

— Bon, très bien, dit-elle. J’imagine que ça ne peut pas faire de mal…

— À tout de suite.

Il coupa la communication et jeta un coup d’œil au passeport sur le siège d’à côté.

Francis Malone Garland.

Feenie Malone.

Dans ses tripes, il sentait qu’elle n’était pas impliquée, mais il voulait s’en assurer. S’il avait appris une chose en tant que flic, c’est qu’on n’est jamais trop prudent.

Et qu’on ne pouvait faire confiance à personne. Même pas à de jolies pom-pom girls aux cheveux d’or.